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J'ai décidé de remettre en cause toute ma façon de produire mes oeuvres. Ça a toujours été un point de crispation chez moi, je ne veux plus faire intervenir mon ordinateur dans la chaîne de production. Cet outil m'ennuie et ne m'a jamais vraiment excité.
Il me sert à faire plein de tâches variées, comme écrire, lire sur le web et faire des recherches, regarder des films ou écouter de la musique, mais je préfère avoir une machine dédiée pour une chose aussi spécialisée que manipuler des sons.
Je ne considère pas les ordinateurs comme fiables. Ils bugguent, plantent, effacent et perdent des travaux importants. La seule chose pour laquelle je trouve cet outil performant c'est pour l'acquisition des sons. Il permet d'automatiser des tâches en parallèle et donc de gagner du temps sur des choses répétitives et pénibles. Je peux donc facilement ripper du son en ligne de commande et tout mettre dans un dossier en attente d'un premier tri.
À l'air de l'analogique prédominant je me rendais chez le disquaire, faisait une pile de disques à écouter puis procédais à une écoute rapide par disque - les premières mesures, 10 secondes à peu près. C'était la partie fastidieuse de mon travail. Fastidieuse parce que non créative. Non stimulante.
À l'ère numérique tout est désormais disponible à portée de clic avec un choix sans comparaison possible avec le disquaire et ses quelques centaines de vinyls. Youtube est le plus grand dealer de sons ayant jamais existé. Avec les bons outils il est possible de prendre ce dont on a besoin pour travailler.
J'utilise yt-dl pour ripper le son qui m'intéresse. C'est rapide, le résultat est de bonne qualité et ça ne m'oblige pas à passer par un site tiers en ligne. Tout se fait en local sur ma machine dans un terminal en une ligne de code.
Mon ordinateur est peu puissant, c'est un Thinkpad reconditionné, robuste et fiable mais pas une machine de guerre, qui tourne sous Gnu/Linux au lieu de Windows.
Jusque-là, j'utilisais Audacity, un éditeur de sons simple et fiable. Depuis que ce logiciel libre a été repris par une entreprise, Muse Group, les choses ont changé. Comme tout le reste de l'informatique au fur et à mesure des années, Audacity s'est complexifié avec de nombreuses "features" discutables qui l'ont rendu lourd et gourmand en ressources CPU. Il est en est même devenu instable. Les repreneurs d'Audacity semblent vouloir en faire un DAW. J'ai une aversion pour les logiciels de type Cubase ou Ableton Live qui sont des usines à gaz qui nécessitent des machines toujours plus puissantes pour tourner. On appelle ça "la merdification". J'ai donc décidé de travailler autrement.
Mon schéma cognitif d'autiste a tendance à se fixer sur des habitudes à partir du moment où elles m'apportent un certain bien-être. Du coup, j'ai du mal à explorer d'autres façons de faire, et qui pourraient peut-être m'apporter encore plus de satisfaction. C'est paradoxal car la nouveauté me stimule. C'est même ce qui me fait avancer.J'utilise une machine harware pour travailler le son en plus d'Audacity. Une Roland SP404 MKII.
Jusqu'à présent je l'utilisais surtout comme un processeur d'effets. Tout le travail de découpage et d'assemblage des sons étaient faits dans Audacity. Un travail linéaire et visuel qui me permettait une précision micrométrique du découpage et du collage.
Je travaillais vite car j'avais acquis un certain nombre d'automatismes.
Avec la SP404 le travail d'édition se fait à l'oreille essentiellement et un peu de manière visuelle dans l'éditeur audio rudimentaire de la machine. Pas très précis et surtout plus long car tout se fait en temps réel. Par exemple, on ne peut pas appliquer un effet sur un son ou faire un copier/coller d'un segment comment dans un logiciel, il faut tout jouer à la main. C'est la fonction "resampling".
Ça me rappelle quand je travailler sur des magnétos à bandes.
Néanmoins, c'est un travail plus précis que ce que j'ai pu faire avec une paire de platines et un enregistreur multipiste à cassettes par le passé. C'est une toute autre façon de travailler qu'avec un ordinateur, même si une machine hardware est un ordinateur. C'est juste que contrairement à mon Thinkpad le hardware et le software de la SP404 sont optimisés pour fonctionner parfaitement ensemble et pour faire une seule chose, du son, même si on ne fait pas l'économie de quelques bugs. Mais l'équipe chez Roland rectifie assez vite les problèmes.
EDIT du 12.04.25: Il semblerait que Roland passe en mode "merdification" lui aussi, en sortant une nouvelle version du firmware de la SP404, qui en plus de dénaturer complètement l'aspect stand alone de la machine, la raison pour laquelle on l'achète à la base, soit le résultat d'un partenariat complètement WTF avec Serato pour faire de la SP404 MKII un bête contrôleur MIDI du logiciel de DJing. Dont perso, je n'ai que foutre, et qui possède déjà pléthore de contrôleurs dédiés bien plus performants que la SP404 MK II en la matière. Serato est un logiciel privateur qui ne fonctionne que sous Windows et MacOs et sous licence payante, la version "free" étant limitée. Alors ça pourrait être une feature en plus. Et pourquoi pas. Mais non, l'update n'est qu'en rapport avec Serato. Or les utilisateurs de la machine attendaient des choses bien plus pertinentes qui elles sont apparues dans le dernier update du firmware du Teenage Engineering "SP404 killer", le EP-133 K.O. II. Une machine paradoxalement plus limitée. Mais visiblement chez Roland les "vieux" sont aux commandes alors que chez Teenage Engineering on reste jeunes et joueurs pour 100 euros de moins qu'une SP404. Joie du capitalisme finissant, on finit toujours par comprendre que quoi qu'on fasse, on se fait entuber.
Avec Audacity et l'affichage d'un son complet sous sa forme d'onde je pouvais embrasser l'intégralité d'un morceau dans une fenêtre et en repérer facilement les différents passages - refrains, couplets, breaks - permettant un travail précis et rapide de découpage et de collage. Avec la SP 404, on est obligé de travailler de manière empirique, plus lentement, mais ça permet d'obtenir quelque chose de plus spontané et peut-être aussi plus expressif, plus vivant.
Je souhaite aussi en finir depuis quelques années avec l'influence qu'a sur moi le turntablism et son esthétique particulière qui n'évolue plus.
Certe le scratch est très expressif, dynamique et organique mais ça revient à faire peu ou prou toujours à faire la même chose. Et d'ailleurs toutes les vidéos que je regarde sur le web, même les plus récentes, ne montrent rien de nouveau. Même les sons servant à scratcher sont les mêmes depuis que j'ai commencé à la fin des années 80 du XXème siècle.
Il y a quelques années il y eu cette mode finissante du portablism avec ses platines en plastique à 200/300 euros auxquelles il faut rajouter toutes sortes d'accessoires pour qu'on puisse faire quelque chose de sérieux avec, atteignant le prix d'une platine à entraînement direct avec laquelle on peut réellement faire un travail sérieux de DJ.
Alors bien sûr on ne pourra pas se filmer en train de scratcher n'importe où puisqu'apparemment c'est le truc des portablists.
Pour scratcher convenablement sur ces platines-jouets on a besoin de disques de 7" avec une gravure spéciale pour que l'aiguille ne saute pas trop pendant les manipulations. Des disques qui compilent des sons vieux de 40 ans entendus mille fois. C'est juste de la consommation de niche qui s'inscrit dans un "lifestyle accessoirisé DJ". C'est du contenu de réseaux sociaux, c'est de l'instagrammable. Il n'y a qu'à voir le milliard de vidéos de pseudo DJs au niveau oscillant entre médiocre et à peine moyen sur Youtube pour s'en convaincre.
Le controllerism était par contre une idée bien plus pertinente et sérieuse et une évolution du turntablism en alliant logiciels et contrôleur matériels.
Ouais, je sais, tout le monde est libre de faire tout ce qu'il veut. On est dans une société de consommation de masse où n'importe quoi devient une tendance cool. Tout se résume désormais à une question de solvabilité. Sauf que ces trucs cools sont des constructions marketing et rien d'autre, qui se foutent que le turntablism réclame des milliers d'heures de travail pour maîtriser parfaitement une technique et fasse appel à la créativité. Pas juste un truc pour régurgiter quelques gimmicks sonores ringards découvert par les grand-pères des personnes qui se filment en train de "scratcher" sur des bouts de plastiques prévus au départ pour être utilisables chez les disquaire ou dans les brocantes parce que portables.
Le portablism s'inscrit dans l'économie de la nostalgie d'un temps jamais vécu, comme le skateboard, les cheveux colorés, le vinyl et la K7 audio et les copies de snickers vintages vendues plus chères qu'à l'époque où ces modèles étaient originaux. C'est du foutage de gueule et du cynisme.
C'est en regardant des vidéos de Cut Chemist, un vrai turntablist, lui, avec son set à une platine plus une pédale looper, que je me suis rendu compte que le sound design du turntablism c'est comme le Jazz classique, c'est une forme esthétique qui n'évolue plus. Même chez les gens qui font partis du mouvement depuis le début.
Le Hip-hop devenu Rap est devenu le nouveau mainstream aujourd'hui. Un fond sonore comme un autre.Facile à écouter, starisant le moindre de ses acteurs selon les mêmes principes qu'une boîte de céréales ou qu'une bagnole, tout est dans l'attitude et la marchandisation. Les rappeurs sont majoritairement une bande d'arrivistes qui n'ont rien inventé et se contentent de recycler les pionniers en les samplant bêtement. C'est un mouvement artistique qui a fini exactement là où se trouve ce qu'il dénonçait à l'origine. Difficile de trouver un mouvement artistique aussi pro-capitaliste et patriarcal que le Rap. Ça a largement dépassé le Rock dans ces deux catégories.
En tous cas ça n'a plus rien à voir avec le Hip-hop tel que définit par la Zulu Nation.
Il reste encore quelques figures du mouvement d'origine qui continuent à faire perdurer le Hip-hop. Cut Chemist, DJ Shadow, Kid Koala ou encore DJ Krush. Ce sont désormais des survivants du son authentique et des valeurs de respect, de travail et d'émancipation qui vont avec. Rien à voir avec tous ces poseurs sans idée qui se croient DJs parce qu'ils jouent un Amen break et posent quelques scratchs laborieux dessus.
Pour ma part, j'ai tourné la page il y a longtemps maintenant et aujourd'hui je suis à la recherche d'un sound design qui me soit propre avec les outils à ma disposition. La SP404 a des limitations. Contrairement à un contrôleur émulant une platine tourne-disque je ne peux pas scratcher et faire certains effets de platine avec. Mais je peux faire n'importe quoi d'autre et modifier le son en profondeur.
Ce n'est qu'une question de travail, de maîtrise, de recherches, d'accidents heureux et d'itérations nombreuses.
Texte diffusé sous Licence Art Libre
KKんツ 2025 - The Most Beautiful Ugly Sound In The World